Annales BAC 2017 - La raison peut-elle rendre raison de tout ?

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L'analyse du professeur


Dans le mythe antique, Sisyphe est condamné à pousser un rocher au sommet d’une montagne, rocher qui retombera fatalement au pied de cette montagne pour l’obliger à recommencer. À l’instar de Camus, ce mythe est souvent présenté comme le modèle d’un raisonnement sur l’absurdité de l’existence humaine et de la conscience que l’homme en a. Sisyphe constate qu’il doit recommencer son labeur, et ses espoirs sont sans cesse ruinés. Il ne possède cependant pas les moyens de sortir de ce dilemme selon lequel il ne comprend pas ce qu’il lui arrive tout en étant contraint de recommencer ce qu’il veut faire. L’homme vivrait à l’image de cette caricature : reproduisant sans cesse des gestes qui n’ont pas vraiment de sens, sans autre choix que de rester enfermé dans cette répétition incessante de sa vie, en cherchant vainement à comprendre ce qu’il fait. La question « la raison peut-elle rendre raison de tout ? » trouve ici toute son acuité : elle conduit en effet à poser la question de la justification de ce qui est, en suggérant que certaines choses pourraient ne pas se comprendre, ne pas s’entendre, ne pas satisfaire le besoin de sens qui habite l’homme. Se pose alors le problème de savoir ce qui échappe à la raison, et de comprendre pourquoi. Faut-il y avoir les limites du rationnel ? La manifestation qu’il existe d’autres moyens de comprendre que la simple raison ? La manifestation au contraire d’un hasard inexplicable ? La possibilité que la rationalité ne puisse exprimer totalement le sens de l’être semble ouvrir au débat de la différence de nature entre le réel et le rationnel.

Nous nous attacherons ainsi à montrer tout d’abord que la tentative de rendre raison de tout est un penchant naturel de la conscience. Nous constaterons toutefois que ce penchant naturel fait fi d’une finitude radicale de l’intelligence, souvent tenue en échec dans son projet de réalisation concrète. Cette deuxième position nous conduira alors plus fondamentalement à interroger la possibilité et la viabilité d’une misologie, par laquelle la raison serait incapable de poser la question de l’être.

[...]

Plan proposé

Partie 1

Il semble impossible de nier le fait que la conscience de l’homme est un pouvoir de réflexion sur lui-même et le monde qui l’entoure. À cet égard, comme le signifie Descartes dans les Méditations métaphysiques, la raison éclaire l’existence, et participe ainsi du projet idéal de donner un sens à tout. La raison, même confrontée à la contradiction de certaines perceptions sensorielles ou à des hypothèses contradictoires qu’elle pourrait formuler, a la capacité de retrouver le chemin de l’adéquation au réel, dès l’instant où elle procède par ordre et se sert du critère de l’évidence logique.

Il découle de cette systématique de la raison logique que le réel, la nature, s’écrit « en langage mathématique », selon la formule employée par Galilée dans L’essayeur. Tout peut avoir sa raison d’être, à condition de produire des lois de compréhension de l’être ayant la capacité de tout expliquer, de tout encadrer, et de tout englober. Cela ne signifie pas pour autant que tout est actuellement expliqué, mais que tout est explicable par des lois fixes et déterminées. Le progrès des sciences aurait ainsi comme fonction de confirmer dans le temps ce pouvoir de rendre raison de tout, puisque la raison trouverait dans les découvertes scientifiques la confirmation de la puissance universelle de ses lois.

Le système de la rationalité est donc un système hypothétiquement parfait, puisque le réel n’est qu’un pré-rationnel selon lequel ce qui est contingent n’a pas de statut ontologique parce qu’il n’a pas de statut cognitif. Comme le montre Hegel dans La phénoménologie de l’esprit, le réel n’est compréhensible que sous la forme de l’analyse qu’en produit la raison. Il semble dès lors possible de voir cette certitude rationnelle comme une certitude également morale, permettant de considérer que la raison peut non seulement tout comprendre, mais qu’elle peut juger de tout, puisque les idées qu’elle formule donnent leurs valeurs aux choses. La vérité a ainsi une valeur morale : elle est une « moralité objective » selon la formule qu’emploie Hegel dans la troisième partie des Principes de la philosophie du droit. Nous pouvons toutefois constater que la réalisation de la rationalité du réel, et sa maîtrise morale, n’empêche pas la conscience individuelle de la finitude. Aucun homme ne possède en effet un savoir total et systématique de façon actuelle, même s’il peut le présupposer théoriquement à la mesure d’une humanité achevée, qui aura totalement développé la science. La conscience de la finitude ne serait-elle pas alors une forme de destin tragique de tout homme, et une menace pour la raison elle-même ?

Partie 2

Il semble en effet indéniable que l’idéal d’une connaissance achevée reste très abstrait : si le connu repousse toujours plus les frontières du connaissable, voir les déplace, il reste toujours de l’inconnu et cet inconnu agit à la fois comme une résistance (et un échec de l’intelligence individuelle) et comme une faute (une impossibilité morale de tout maîtriser). Le système de la connaissance apparaît donc comme un système d’hypothèses qu’il est non seulement constamment nécessaire de repousser, mais également de confirmer au d’infirmer pour l’adapter aux exigences du réel. Hume explique ainsi, dans son Enquête sur l’entendement humain, que le savoir un temps prouvé est toujours susceptible de s’avérer faux, et que la seule certitude que possède effectivement l’homme peut s’apparenter à une certitude expérimentale qui ne fonde qu’indûment la certitude systématique et absolue du métaphysicien.

Plus gravement, certains phénomènes nous confrontent à l’absurde, à l’incohérence, aux perplexités de la raison. Il en va ainsi des grands paradoxes de la science, comme le paradoxe du chat de Schrödinger, selon lequel la théorie quantique peut accepter qu’un chat est à la fois mort et vivant, alors que ces états sont incompatibles dans une situation expérimentale normale du vivant. L’expérience de l’absurde, de l’impensable, théorique ou pratique, indique les limites d’une raison qui constate que les outils qu’elle utilise pour rationaliser le réel ne permettent pas de systématiser cette compréhension du réel. Dès lors, comme l’affirme du reste Nietzsche dans Le Gai Savoir, la conscience n’est qu’une forme d’outil permettant à l’homme de se guider pour survivre, sans qu’il soit ultimement possible d’attribuer une valeur de vérité aux hypothèses qu’elle formule sur le réel.

Par conséquent, si la raison a naturellement tendance à se mentir en projetant sa volonté de savoir sur ce qu’elle ne peut assimiler, il faut dévaluer les prétentions scientifiques comme morales de la conscience rationnelle et raisonnable, et accepter que le système de compréhension est toujours relatif à un être fini et dépassé par les évènements. C’est du reste la raison pour laquelle l’hypothèse de l’inconscient de Freud, formulée dans Métapsychologie, revêt une pertinence psychologique remarquable : elle permet de justifier à la fois que la conscience lutte sans cesse pour dominer ce qu’elle constate dans le réel, et quand elle n’y parvient pas, elle se trouve obligée de mobiliser un autre moi psychique, l’inconscient, qui la manipulerait et serait la clef cachée de ce que l’homme ne peut faire consciemment.

Ainsi, la capacité à rendre raison de tout serait le signe d’un cercle vicieux de la raison qui tente vainement de s’emparer d’un réel dont elle constate ultimement qu’il lui reste caché. Faut-il alors se contenter de constater une telle finitude et considérer qu’un système relatif de connaissance est quand même mieux que rien ? Peut-on accepter l’affirmation selon laquelle la raison peut rendre raison de presque tout ? La faillibilité de la raison n’indiquerait-elle pas plutôt qu’il faudrait fondamentalement rejeter totalement la raison ?

Parte 3

Le danger qui sourd dans une confiance même relativisée dans le pouvoir de la raison est double. D’une part, ce qui reste inconnu est potentiellement quelque chose qui peut menacer l’homme dans son existence, comme nous pouvons le constater lorsque l’homme est confronté à des effets pervers d’une chose qu’il pensait uniquement bonne. D’autre part, la volonté de tout connaître et de tout assigner aux lois de la raison pousse peut-être l’homme à rater des choses qui pourraient se penser, se sentir, se vivre autrement : par exemple, l’expérience des sentiments ou de la contemplation esthétique, sans être rationnelle, est riche d’un sens précieux qui permet à l’homme de « profiter du jour présent » (carpe diem) sans s’angoisser de ce qu’il ne peut connaître, ainsi que le préconise Épicure dans sa Lettre à Ménécée.

De façon peut-être plus pernicieuse, même ce qui est connu peut n’apparaître que comme une rationalisation qui dénature le sens des choses. Considérer par exemple que la définition économique d’un homme en terme de rentabilité, de productivité ou encore de compétences suffirait à résumer son existence le temps de son travail conduit à ignorer d’autres aspects de sa personnalité qu’il ne laisse pas à la porte de son emploi. La capacité à rendre raison serait donc un coup de force sur le sens de cet homme, coup de force qui explique que Marx, dans Le Capital, critique radicalement la rationalité économique capitaliste qui aliène le travailleur au travail et conduit à concevoir la société comme un lieu de conflit entre des forces économiques déshumanisant les rapports humains.

La leçon ontologique de la critique de la raison économique permet du reste d’approfondir une telle critique. Il semble en effet possible d’affirmer que la raison correspond à la tentative de saisir un être qui y résiste par principe et toujours puisque porteur d’une complexité et d’une richesse bien plus grande. La volonté de rendre raison de tout procède en ce sens d’une « rationalité instrumentale » que dénonce Heidegger dans sa Conférence sur la technique. Une telle rationalité serait un « arraisonnement », c’est-à-dire une assignation à une essence déterminée par principe contradictoire avec la nature de l’être humain. Tout au contraire faudrait-il oublier la raison pour ne pas oublier « l’Être », c’est-à-dire s’attacher à exprimer autrement, par exemple au moyen de l’art, le rapport que nous avons aux choses et aux êtres qui nous entourent, puisque l’art est justement riche d’interprétations qui redonnent un sens éthique à notre relation à ce qui nous entoure, en n’enfermant jamais les choses dans un seul sens.

Conclusion

Si la raison apparaît ainsi comme un pouvoir utile de compréhension du monde qui nous entoure, il semble nécessaire de cantonner ce pouvoir à son utilité sans lui donner une valeur ontologique et morale. La réponse au problème posé par ce sujet est donc nécessairement ambivalente. Nous pouvons d’une part constater que la raison peut rendre raison de tout ou presque si cette rationalisation n’a d’autre fonction que de nous servir à appréhender certaines dimensions pratiques de notre existence. Mais nous devons d’autre part toujours garder à l’esprit la valeur instrumentale de cette raison potentiellement totalitaire, en nous défiant d’accorder une valeur absolue de vérité aux propositions de la raison. C’est ce que nous retrouvons habilement formulé dans Le principe responsabilité de Hans Jonas, lorsque ce dernier exprime l’idée que nous devons toujours agir en considérant que nous devons accorder une importance morale aux générations futures, c’est-à-dire agir en pensant à ce qui n’est pas encore totalement l’objet de la raison présente.