L'analyse du professeur
« Soyons réalistes, demandons l’impossible » : le slogan a, depuis 1968, traversé les décennies et est devenu, comble de l’ironie du sort, une forme de boutade commerciale ornant les t-shirts que vendent les magasins de souvenirs de Montmartre. Pourtant, la blague avait, sous forme d’oxymore, pour but de faire un pari : redonner à l’utopie une valeur politique, et faire en sorte de manifester l’exigence morale ultime constitutive de toute existence sociale : l’amélioration du sort de chacun.
Considéré sous cette forme, « désirer l’impossible » n’est peut-être pas totalement absurde. Si en effet, à proprement parler, désirer l’impossible semble relever du pari fondamentalement absurde, puisqu’il s’agirait alors de s’attacher à vouloir une chose dont un sait pertinemment qu’elle ne peut advenir, peut-être qu’une telle vision des choses est trop restrictive, puisqu’elle se polarise uniquement sur l’objet du souhait (l’impossible) sans prendre en compte le chemin de sa réalisation (ce que permet de faire une motivation utopique). Désirer l’impossible semble donc une formule qui n’est pas seulement paradoxale dans sa forme, puisque, sur le fond, le désir de l’impossible peut correspondre à un dépassement de soi et à une motivation qui grandit celui qui la formule.
Nous nous attacherons ainsi tout d’abord à montrer que désirer l’impossible ne semble pas avoir de sens pour celui qui s’attache à vouloir atteindre ce qu’il ne peut. Nous montrerons ensuite que le désir de l’impossible a toutefois un sens souhaitable, si tant est que celui qui formule le désir est averti de l’utopie de son désir. Nous en viendrons alors enfin à constater que le désir de l’impossible est une motivation existentielle qui permet de modifier sa vision du réel, afin de ne pas se laisser emprisonner dans des alternatives restreintes.
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Plan proposé
Partie 1 : Désirer l’impossible, une absurdité coûteuse.
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Désirer l’impossible peut à l’évidence sembler absurde, puisque celui qui veut atteindre une chose se voit immédiatement contrarié dans la possibilité d’atteindre l’objet de son souhait. Le désir d’une chose impossible est donc un non sens logique, puisque le désir ne peut trouver à se réaliser, ne parvient pas à identifier les moyens de son développement.
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Outre l’absurdité logique du fait de désirer l’impossible, l’absurdité est morale : celui qui désire l’impossible se place dans une situation de frustration constante, présente et future. Présente puisqu’il ne possède pas ce qui a une valeur ultime pour lui, et future puisqu’il sait qu’il ne pourra pas la posséder.
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Désirer l’impossible n’échappe ainsi à l’absurdité qu’à la condition que celui qui formule le désir ne soit pas au courant de l’impossibilité de le satisfaire. En revanche, désirer l’impossible ne peut être, à l’instar de Mai 68, une revendication et une chose souhaitable, tant cette revendication conduit à agir en dépit du bon sens et de la saine raison.
Partie 2 : Désirer l’impossible, une utopie utile.
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Cette vision instrumentale et rationnelle de l’existence humaine est toutefois problématique, puisque le désir de l’impossible se trouve strictement jugé à l’aune de la réalisation possible comme objectif exclusivement souhaitable. Or cette vision utilitaire de l’action de l’homme n’est pas évidente, puisqu’elle en vient à ignorer que c’est peut-être au moins autant le désir qui est souhaitable, que l’objet désiré.
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En ce sens, désirer l’impossible est une manière de vouloir se dépasser et aller au-delà de ce qui est réaliste. Le désir de ce qui n’est pas possible n’a en ce sens pas de valeur comme impossible, mais possède un sens réel du point de vue de celui qui souhaite et se sert de ce souhait pour se perfectionner et chercher à atteindre le meilleur.
c
Désirer l’impossible n’est donc pas absurde, à la condition que celui qui désire ne prise pas ce qu’il désire pour posséder ce qu’il désire, mais plutôt pour jouir du fait de désirer. Le désir devient donc un miroir de soi, qui permet à l’individu désirant de chercher à atteindre le mieux pour soi.
Partie 3 : Désirer l’impossible pour le rendre réel.
a
Subordonner le sens du désir d’impossible à la conscience de l’impossibilité revient toutefois à ignorer, voire à dénoncer la part d’utopie présente dans le désir de l’impossible. En d’autres termes, dire que l’impossible du désir impossible n’est qu’une absurdité, et qu’il n’a de sens qu’au regard de celui qui désire, revient à se méprendre sur le sens et les possibilités offertes par une utopie militante, qui a elle-même pour fonction de rendre possible des choses autrement impossibles.
b
En ce sens, le propre de l’utopie est de changer radicalement une situation, en donnant existence à des choses qui n’auraient pas été possibles si chacun ne s’était pas efforcé de croire à l’impossible. L’impossible peut ainsi devenir réel à la condition de ne pas supposer que le réel n’a qu’un sens, et qu’il est s’impose à l’homme de façon fatale et définitive.
c
Dès lors, désirer l’impossible est une forme de gageure proprement humaine, ou de pari constitutif de l’existence, dans la mesure où le projet de l’impossible oblige l’homme à se dépasser et à créer des conditions qui n’auraient pas existées sans cela. L’impossible montre à l’homme qu’il ne maîtrise jamais parfaitement le sens du possible et du réel, et que c’est ) force de se contraindre qu’il peut parvenir à réaliser des choses qu’il considéraient à tort comme impossibles.