L'analyse du professeur
Don Juan est célèbre pour ne croire qu’une seule chose : « « deux et deux font quatre ». Esprit logique autant que libertin, il revendique la posture de celui qui ne se fie qu’au calcul de sa raison, et toute forme de vérité qui ne dépendrait pas d’une démonstration rationnelle n’est qu’un illusion de vérité, un mensonge. Récusant les propos de Sganarelle son valet qu’il accuse de n’être que des superstitions, notamment lorsqu’il lui prédit un avenir funeste s’il s’acharne à poursuite ses agissements de libertin, il finit pourtant par être rattrapé par la vérité de celui qui peine à démontrer le sens de ses convictions. À la faveur de cette célébrissime intrigue de Molière se pose le problème de l’accès au vrai : « y a-t-il d’autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ? » L’ambiguïté de ce sujet tient au fait que l’établissement d’une vérité suppose une manière d’établir, une structure, c’est-à-dire une capacité à construire le vrai, ce que semble proposer de façon privilégiée la démonstration. Tout au contraire, une intuition inexplicable du vrai, une conviction irrationnelle, ne semble pas disposer au même titre d’un pouvoir d’établissement du vrai. Cette déficience est toutefois loin d’être évidente, puisque celui qui prétend posséder intuitivement le vrai, sur le mode d’une conviction religieuse par exemple, ne laisse pas d’affirmer que ce vrai est établi en lui, solidement ancré et fondé. Se pose alors le problème de ce qu’il faut entendre par établissement du vrai : faut-il y voir une capacité à démontrer qu’une conviction n’est pas simplement subjective, auquel cas la vérité se veut objective et communicable d’un esprit à un autre, ou faut-il au contraire penser que la seule chose qui importe est la conviction elle-même, et la manière dont elle signifie pour celui qui la possède ?
Nous nous efforcerons tout d’abord de montrer que le vrai, comme capacité à vérifier qu’une conviction intellectuelle correspond au monde réel, suppose dans sa définition même l’élaboration d’une démonstration (I). Nous chercherons toutefois ensuite à appréhender les limites de cette perspective, puisque nous ne laissons pas de considérer certaines convictions pour vraies, et de vérifier empiriquement leur validité, indépendamment de notre capacité à les démontrer, ce qui semble indiquer que le vrai n’est pas exclusivement le propre de ce qui est démontrable (II). Nous fondant sur ces limites, nous en viendrons à supposer que notre engouement pour la démonstrativité du vrai nous éloigne de la nature véritable du vrai, qui tient moins au fait d’être démontrable, qu’au fait d’être senti (III).
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
Dire quelque chose de vrai revient à dire quelque chose qui manifeste l’adéquation entre les idées de l’esprit et la réalité. En ce sens, le vrai dépend d’un rapport et n’est pas un absolu qui existerait par lui-même.
b
Cette relativité du vrai implique donc que l’atteinte du vrai n’est possible qu’à la condition que l’esprit ait suffisamment de raisons pour être convaincu de la pertinence des hypothèses qu’il formule.
c
Le fait que chacun ait besoin de raisons de croire le vrai semble par ailleurs impliquer que ce vrai est communicable, puisque celui qui atteint le vrai a pu choisir ce qu’il tient pour vrai parmi d’autres choses possibles. Pas conséquent, la démonstration est indispensable à son établissement, puisque l’atteinte du vrai suppose une démonstration.
Partie 2
a
Cependant, si l’on prend en compte rigoureusement la relativité du vrai, nous sommes obligés de reconnaître qu’il n’y a de vrai que pour celui qui possède en propre une conviction particulière, et qui prétend que cette conviction lui permet de comprendre la réalité. Interprété négativement, ce constat apparaître comme gênant, puisqu’il implique une égalité entre celui qui possède des préjugés et celui qui possède une démonstration véritable.
b
La conséquence de cette remarque est le fait que le vrai ne semble parfaitement établi dans celui qui pense qu’à la condition qu’il en soit convaincu subjectivement, peu importe au fond qu’il soit en mesure ou non de le démontrer. Cette conséquence indique que le vrai s’établit plutôt par croyance et intuition, sans démonstration.
c
Il reste toutefois que l’établissement général du vrai, d’une personne à une autre, suppose la démonstrativité, pour atteindre un vrai qui a une valeur intersubjective, sinon une valeur objective.
Partie 3
a
La question que pose néanmoins l’hypothèse de la démonstrativité est celle de la possibilité que plusieurs individus partagent une même conviction rationnelle, c’est-à-dire que plusieurs individus soient non seulement capables de posséder une même idée, mais également que cette idée aient pour eux la même valeur, le même potentiel d’éclaircissement du réel.
b
Or nous constatons que les conditions de validité de la démonstration varient fortement en fonction de la personne et du contexte. Une vérité est donc à la fois relative à celui qui la pense et l’expérimente, et relative au contexte de son application. Ce n’est donc pas tant le vrai que le vraisemblable que paraît atteindre la démonstration.
c
Dès lors, il apparaît non seulement que la démonstration n’est pas le seul moyen d’établir le vrai, mais plus fondamentalement que la démonstration n’atteint pas le vrai, alors que l’intuition et le sentiment sont plus à mêmes de le faire, quand bien même ils ne peuvent aussi bien emporter la conviction rationnelle.