L'analyse du professeur
Le romantisme littéraire est souvent connu par les figures du désir qu’il a su mettre en valeur. De Faust au « desdichado », le désir semble ici marqué par la souffrance et l’inquiétude, sans cesse traversé par le malaise, à tel point que le titre de Baudelaire, « les fleurs du mal » paraît caractériser une vérité humaine, au regard de laquelle le désir participe d’un manque qui est à la fois et paradoxalement à l’origine d’une souffrance et d’un plaisir.
Faut-il pourtant irréductiblement donner au désir cette caractéristique essentielle de souffrance ? La question se pose d’autant plus que le désir n’est pas nécessairement et généralement, en lui-même, désir de souffrance. Il correspond plutôt, semble-t-il, à une volonté d’un bien ou d’un mieux, qui pousse un individu à rechercher ce qui pourrait améliorer les conditions de son existence. Toutefois, comme le désir est un pari que fait un individu, qui cherche à améliorer les conditions de son existence, il reste que le risque l’habite, et que la souffrance est inhérente à l’incertitude de la réalisation des finalités du désir. Comment élucider ce paradoxe ? Faut-il croire que le plaisir du désir est intimement lié au manque que l’on cherche à satisfaire, ou peut-on comprendre exclusivement le désir en fonction de la fin du plaisir à laquelle il aspire ?
Nous nous attacherons d’abord à montrer que le désir exclut, dans ses caractéristiques fondamentales, la souffrance, puisque celui qui désire souhaite effectivement le bien de son existence (I). Nous en viendrons toutefois à mettre en cause cette dynamique de plaisir, en montrant que la réalisation pratique du désir implique toujours la conscience d’un manque, qui n’est pas seulement un mal nécessaire, mais apparaît également comme ce qui fait prendre conscience de la valeur de l’objet de désir (II). Ce constat nous conduira alors à nous interroger sur la part de la souffrance et du plaisir, pour en venir à penser que le désir est par lui-même un principe de souffrance que l’homme souhaite inconsciemment, parce que son plaisir vient du manque et non de la satisfaction de ce manque (III).
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Plan proposé
Partie 1
a
Désirer une chose ou une personne consiste à posséder une représentation méliorative de cette chose ou de cette personne au point de penser que l’acquisition ou le rapprochement avec elle sera bon pour soi. Le désir procède donc d’une représentation du bien, à la différence du besoin, et pousse l’individu à agir en direction de ce bien souhaité.
b
Il découle de cette définition que le désir ne semble pas pouvoir s’apparenter à de la souffrance. Le désir est traversé par une dynamique de bien, et le fait de souffrir n’est que la conséquence pratique du fait de manquer l’objet de son désir, de ne pas l’atteindre.
c
Le désir est d’ailleurs à ce point éloigné de la souffrance qu’il ne s’y oppose pas seulement en pratique, en fonction de l’atteinte ou non de son objet. Plus fondamentalement en effet, le désir pousse à l’action, et à la grandeur, c’est-à-dire que le désir repousse les limites de la conscience individuelle, et permet à celui qui le ressent d’améliorer l’idée qu’il a de lui-même. La souffrance au contraire le diminue et l’entrave, au point de le dévaloriser essentiellement, dans la conscience qu’il a de lui-même.
Partie 2
a
Il reste que si le désir ne paraît pas essentiellement lié à la souffrance, une telle souffrance peut néanmoins s’y associer habituellement, tant parce que celui qui souffre n’atteint pas l’objet de son désir, que parce qu’il réalise par là ses limites et ses faiblesses.
b
Faut-il alors ne voir la souffrance que comme le dommage collatéral du désir qui ne parviendrait pas à son accomplissement ? Cette question semble au contraire révéler la duplicité du désir, qui est toute à la fois souffrance et plaisir, puisque c’est justement l’incertitude de la réussite ou de l’échec qui donne à l’objet du désir, et à l’être désirant, toute la valeur de son désir.
c
Loin donc d’opposer désir et souffrance, il semble alors nécessaire d’accepter le fait que la souffrance participe du désir, quand bien même elle s’y oppose dans ses finalités, puisque le désir veut voir l’espoir se transformer en réussite et non en échec.
Partie 3
a
L’acceptation de la part de souffrance du désir fait néanmoins peser un doute sur l’identité du désir. Comme principe intellectuel (la représentation de quelque chose de désirable), le désir un plus une dynamique qu’un état. Autrement dit, le désir s’arrête dès l’instant où la satisfaction est obtenue. En revanche, il se perpétue, même douloureusement, si l’échec survient. Le désir serait donc plus souffrance que plaisir.
b
Ce balancement du désir du côté de la souffrance indique que le désir est moins une dynamique paradoxale mêlant plaisir et souffrance, qu’une dynamique d’espoir traversée par le risque et l’insatisfaction. Sans être pleinement souffrance, le désir est donc l’expérience du manque et de l’inquiétude. Il est donc une souffrance en devenir.
c
Dès lors, penser que le désir correspond à l’absence de souffrance revient à se méprendre sur sa nature. Le désir est tout au contraire une force qui se complaît dans sa souffrance provisoire, tant que l’espoir est permis. Vouloir désirer, c’est donc s’autoriser une souffrance qui donne toute sa valeur à l’existence.