Annales BAC 2008 - La perception peut-elle s’éduquer ?

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L'analyse du professeur


Dans A rebours de Huysmans, Des Esseintes choisit de s’isoler du monde pour se construire un univers artistique dans lequel il pourra cultiver sa sensibilité, afin de parvenir à une excellence hors du commun. Cette tentative, qui s’apparente à une éducation de la perception, aboutit à un échec cuisant, marqué par l’intervention ultime d’un médecin, qui aura pour seul but de réapprendre à Des Esseintes un rapport naturel aux choses. Cette cure est éminemment paradoxale, puisqu’elle poursuit en quelque sorte le même but que le projet artistique de Des Esseintes : apprendre à percevoir les choses. Toutefois, le sens des deux démarches est inversé : d’une part, il s’agit d’éduquer la sensibilité pour améliorer la perception des choses ; d’autre part, il s’agit de rendre la sensibilité à son naturel pour atteindre la meilleure perception des choses. Illustrant une forme de tension entre nature et culture en l’homme, cet exemple pose plus précisément la question de savoir si la perception peut s’éduquer. Il semble, à cet égard, nécessaire de reconnaître que la perception peut s’éduquer, dès l’instant où le fait de percevoir exige un discernement des choses, c’est-à-dire un apprentissage progressif où sensibilité et interprétation des choses s’améliorent. Toutefois, cette affirmation se heurte à une objection massive : la perception du monde se fait de façon spontanée, et le fait de chercher à l’éduquer risque de dénaturer cette spontanéité. Le problème qui se pose est donc celui de savoir dans quelle mesure l’éducation de la perception n’est pas paradoxale : en façonnant le regard sur le monde, elle dénaturerait l’essence des choses pour construire un monde d’objets proprement humains étrangers à ce que sont par elles-mêmes les choses. Nous chercherons tout d’abord à montrer que la perception est une activité qui a pour but de donner à comprendre un monde, et que cette activité naturelle s’affine par elle-même sans qu’il soit nécessaire de l’éduquer (I). Nous en viendrons toutefois à constater que celui qui perçoit le monde est confronté à des problèmes d’interprétation, qu’il ne peut résoudre qu’au moyen d’une éducation faite de choix particuliers qui l’éloignent de sa vision naturelle du monde (II). Nous serons alors amenés à mettre en question ces choix, pour tenter de montrer que l’éducation de la perception dénature les modalités du rapport naturel aux choses, à tel point que le monde artificiel ainsi créé est un monde factice qui n’est plus du tout perçu, mais illusionné (III).

[...]

Plan proposé

Partie 1

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Percevoir une chose, c’est donner un sens à ce qui se présente sous la forme d’une sensation. Il s’agit donc d’une opération naturelle au moyen de laquelle un esprit se construit une représentation consciente du monde qui l’entoure. La perception résulte donc d’un travail conscient sur un donné, et cette rencontre de l’esprit et du monde est le moyen par lequel l’individu possède les repères de son action.

b

Cette analyse de la construction de la perception met au jour la spontanéité du processus perceptif, au sens où ce n’est pas l’homme qui décide de la représentation qu’il se construit du monde. Tout au contraire, cette représentation s’impose à lui parce qu’il est déterminé naturellement à percevoir les choses.

c

Dès lors, parler d’une éducation de la perception semblerait absurde, puisqu’il ne s’agit pas d’ « e-ducere » (conduire en dehors), de former la capacité perceptive, mais au contraire de la révéler à elle-même, de développer ce qui est inhérent à la nature perceptive de l’homme.

Partie 2

a

Le processus de construction de la perception n’est toutefois pas totalement passif. Si l’esprit se rapporte à un donné initial, afin de lui donner du sens, il est amené à réagir à ce donné. La perception est donc une forme « d’action en réaction », c’est-à-dire qu’elle procède de choix interprétatifs.

b

La possibilité que s’effectuent ces choix est donc une possibilité ouverte, puisque selon les individus (leurs singularités), la perception des choses n’est pas la même. Autrement dit, le sens donné à la perception dépend de l’histoire et de la personnalité de chacun, ce qui explique que l’acte de perception n’est pas seulement un acte personnel, mais est également un acte travaillé et susceptible d’éducation.

c

Il faut ainsi comprendre l’éducation de la perception comme un développement de potentialités naturelles, qui ne prend son sens qu’en fonction d’une éducation. Et cette éducation résulte à la fois d’un développement de ce qui est propre à chacun (s’éduquer) et d’une acquisition de ce qui commun avec d’autres (être éduqué).

Partie 3

a

Cette définition de l’éducation de la perception est toutefois paradoxale. Elle développe ce qui est propre à chacun, tout en éduquant chacun à une culture commune. En d’autres termes, le fait qu’un homme puisse éduquer sa perception repose sur le fait que l’éducation qu’il reçoit lui permettrait de révéler ce qui se donnait initialement sans être pleinement maîtrisé.

b

La perception éduquée devient donc une perception seconde, artificielle ou factice, au moyen de laquelle chacun se trouve en mesure de donner du sens et une intelligibilité à ce qu’il vit et sent. Se pose néanmoins la question des finalités d’une telle éducation.

c

Il semble ici nécessaire de reconnaître qu’une perception éduquée des choses transforme le rapport naturel aux choses, à tel point que la sensibilité éduquée est sortie d’un rapport naturel aux choses. Si tel est bien le cas, la perception est par nature faussée : elle impose une vision du monde stéréotypée, alors que chacun reste confronté à un monde singulier, dans lequel les choses se trouvent réduites à une culture commune.