L'analyse du professeur
L’urinoir de Marcel Duchamp est devenu une référence incontournable de notre appréhension de l’histoire de l’art, tant il a marqué une rupture dans la façon de concevoir le rôle de l’art. Mettant au jour le principe de détournement des objets du quotidien dans une forme artistique qui leur donne une nouvelle apparence, Duchamp semble avoir modifié la façon de concevoir l’objet artistique, et replacé l’art dans un rapport dynamique et conflictuel avec une réalité dont on avait pu penser qu’il ne servait qu’à l’embellir.
S’offre alors à concevoir une forme d’étrangeté de l’art par rapport à la conscience que nous avons du réel. S’il n’est plus de mise de décréter que Duchamp n’était pas un artiste, ses œuvres posent néanmoins encore aujourd’hui un problème central, qui est celui de savoir dans quelle mesure l’art transforme la conscience que nous avons du réel. Si l’art donne en effet à voir quelque chose, une œuvre, il est nécessairement appréhendé par la conscience d’un spectateur, conscience dont ce spectateur use par ailleurs pour percevoir le monde qui l’entoure. Faut-il alors croire que cette conscience se trouve décalée par la nouveauté du regard sur une œuvre d’art, au sens où, par exemple, il ne serait plus possible de posséder une conscience identique de l’urinoir, et du rapport aux objets techniques, une fois que l’on a vu la fontaine de Duchamp ? Ne faut-il pas plutôt penser que l’urinoir ne fait qu’accéder à une nouvelle identité, celle d’œuvre d’art, qui s’ajoute simplement à son identité sanitaire première sans modifier les conditions de visibilité et de compréhension des objets techniques ? Se pose fondamentalement le problème de savoir si notre regard sur les choses contient en lui-même des attentes particulières quant à la forme des objets, ou si au contraire ce regard est disposé à voire toutes les formes de choses, qu’elles soient artistiques ou non.
Nous nous attacherons tout d’abord à montrer que la conscience que nous avons des œuvres d’art est une conscience analogue à celle qui caractérise notre appréhension des choses usuelles (I). Nous nous efforcerons néanmoins de montrer que cette définition de la conscience des choses artistiques semble biaiser une partie de notre rapport aux œuvres, dans la mesure où elle ne semble pas vraiment prendre en compte ce qui fait l’essence de l’art, et tente ainsi de ramener la conscience de l’art à une conscience d’éléments déterminés et techniques (II). Nous essaierons dès lors de comprendre que l’art a bien un pouvoir de modification de notre conscience du réel, mais que ce pouvoir n’a de sens qu’à la condition de saisir que l’art ne propose pas tant une autre conscience du réel, qu’une critique de la conscience usuelle et technique des choses (III).
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
La conscience que l’homme a du réel est déterminée par ses capacités intellectuelles, c’est-à-dire par la façon dont ses idées donnent un sens aux choses qu’il perçoit et ressent. La conscience que nous avons du réel est donc dépendante de capacités fondamentales qui ne sont pas dans les objets, mais dans le sujet qui perçoit et a conscience.
b
Dès lors, il y a peu de raisons que cette conscience diffère, quels que soient les objets qu’il est amené à concevoir. En ce sens, les objets artistiques peuvent différer pour ce qu’ils sont, mais être perçus de façon analogue aux autres.
c
Plus profondément même, il semble possible de dire que les œuvres d’art sont non seulement des objets comme les autres, mais sont encore plus révélateur de notre pouvoir de perception des choses, puisqu’ils sont perçus pour eux-mêmes, et n’ont pas une utilité. Autrement dit, comme ils ne sont pas des moyens de faire autre chose, ils nous apprennent mieux que les autres la façon dont nous regardons le monde qui nous entoure.
Partie 2
a
Toutefois, cette définition de la conscience du réel que nous avons résiste à un certain nombre d’expériences artistiques, qui semble nous confronter à une étrangeté, à quelque chose de différent, qui n’est pas tant lié à l’objet en lui-même, qu’à ce qu’il révèle de notre propre regard.
b
Il ne s’agit pas d’ailleurs simplement des arts usant d’illusions d’optique, ou de formes artistiques particulières. Tout œuvre en effet transmet à celui qui la contemple un message et une façon de voir le réel, propres à l’artiste. Il serait, en ce sens, exceptionnel que ce que représente l’œuvre soit perçu et conçu à l’identique par l’artiste et par le spectateur.
c
Il est dès lors possible de constater que l’art modifie la conscience que nous avons du réel d’une double manière : tout d’abord en tant qu’il donne à voir des réalités d’une manière gratuite et non utilitaire, à la différence du rapport instrumental que nous avons avec la plupart des choses qui nous entourent ; et ensuite en raison du fait que celui qui produit l’œuvre exprime un subjectivité inédite, que découvre le spectateur, et qui l’oblige à transformer son propre regard sur les choses.
Partie 3
a
Au-delà du fait que l’œuvre n’est pas un objet instrumental comme les autres, et que l’artiste exprime une subjectivité inédite, il semble toutefois que l’art modifie plus profondément encore notre conscience du réel. L’art ne se contente pas, en effet, de rendre autre chose visible : il opère une critique de la façon dont nous percevons les choses, et nous oblige à modifier nos conditions de compréhension du réel, en manifestant, par la diversité des œuvres, le fait que nul ne maîtrise et ne comprend parfaitement le réel qui se donne à lui.
b
L’art a donc essentiellement un regard autre sur le réel, et l’étrangeté qui l’habite est en fait une façon de mettre au jour le mensonge d’une conscience purement instrumentale des choses. L’art apprend à celui qui le regarde non seulement qu’il ne maîtrise pas le réel, mais en outre qu’il ne peut ni ne doit le maîtriser, c’est-à-dire que sa vision des choses est toujours partiale et partielle.
c
À cet égard, l’art est révélateur des limites de la conscience que nous avons du réel. Il déconstruit notre rapport au réel, et nous place, en tant qu’être conscients, dans une situation de spectateurs qui cherchons la signification des choses, sans jamais être absolument certains de maîtriser le sens de ces choses.