L'analyse du professeur
La tragédie Antigone est devenue le symbole du combat fatal d’une soeur pour défendre les valeurs de la morale devant la contrainte du droit. La loi décide de son destin, et lui impose une mort, dont on pourrait croire qu’elle est la pire des sentences. Néanmoins, Antigone choisit cette mort, et par là elle donne un sens au choix de ses valeurs, et affirme que son bonheur passe paradoxalement par la négation de sa vie. Qui, ultimement, a décidé de la mort ? Est-ce Créon, le représentant de la loi, qui ordonne sa décision à la norme juridique, et impose ici à Antigone la fin de son bonheur ? Est-ce Antigone, la représentante de la vertu morale, qui dépasser ce qu’exige la loi en affirmant sa liberté morale dans l’espace de ce que dicte la loi ? Se pose ici la question du poids de la loi dans la conduite de la vie : est-ce à la loi de décider du bonheur de l’individu ? Cette question semble de prime abord surprenante, dans la mesure où le bonheur paraît moins relever d’une définition juridique que d’un choix moral personnel. La loi décide des normes de l’agir collectif : elle définit ce qu’il faut ou ne faut pas faire dans une société, pour un groupe d’hommes. Elle ne semble pas avoir le droit d’imposer à un individu des critères du bien et du mal. Pourtant, lorsqu’elle impose des contraintes extérieures à l’agir individuel, elle impose nécessairement des limites à l’agir moral personnel. Celui qui se plie à la loi ne peut faire ce qu’il veut. Il se trouve limité dans la pratique de ses choix moraux, et ne peut dès lors pleinement choisir de poursuivre le bonheur de son choix. Le problème devient donc celui de savoir si la contrainte juridique qui s’impose dans les faits agit comme une contrainte morale qui limite le champ des valeurs.
Nous nous attacherons tout d’abord à montrer que l’espace du juridique se dissocie par définition de l’espace du moral, et qu’il semble découler de ce principe de séparation que la loi ne décide pas du bonheur (I). Nous prendrons toutefois la mesure du conflit qui naît alors de la confrontation entre norme juridique et norme morale, pour montrer que la loi joue comme une contrainte morale qui limite extérieurement la conception du bonheur individuel, tant et si bien que l’individu ne peut faire autrement que la prendre en compte dans la conception du bonheur qui est la sienne (II). À cette limitation extérieure, nous tâcherons enfin de montrer que s’ajoute une limitation intérieure, au sens où la loi juridique ne peut avoir de légitimité qu’à la condition de prendre en compte les finalités morales, et de participer, sous la forme d’une loi morale, aux décisions que prennent les individus en vue de leur bonheur (III).
[...]
Plan proposé
Partie 1
a
La loi se définit comme une norme juridique qui a pour but de réguler l’ensemble des comportements des individus dans une société donnée. La loi exprime donc les droits des individus, et vise à établir la paix sociale. Elle ne se préoccupe donc pas des conceptions individuelles du bonheur, mais se contente de poser des limites afin que chacun connaisse ses droits à l’égard de la communauté politique.
b
Il découle de cette définition de la loi qu’elle n’a pas pour rôle de décider du bonheur des individus. Chacun est libre de posséder ses valeurs morales, et de définir les fins qu’il choisira de poursuivre afin d’atteindre un état durable de satisfaction, formellement et communément identifié au bonheur.
c
En outre, quand bien même elle prendrait le parti de définir des finalités morales particulières, comme dans le cas d’une théocratie par exemple (qui impose une conception de la vie bonne), elle ne pourrait qu’échouer à convaincre l’individu, puisque la loi ne peut décider du degré de satisfaction que ressent l’individu dans le cours de sa vie.
Partie 2
a
Cette séparation entre loi et bonheur est néanmoins souvent problématique en pratique. Tout individu doit en effet rechercher les moyens d’atteindre ce qu’il définit comme son bonheur. Il est donc placé dans une situation pratique qui le confronte sans cesse aux limites du légal et de l’illégal, et la réalisation de ses décisions doit se plier à l’ordre juridique.
b
Il découle de ce conflit entre loi et agir individuel qu’il serait absurde qu’un homme qui a conscience des limites juridiques choisisse pourtant de définir son bonheur en contradiction avec ces limites. Par conséquent, sans décider de mon bonheur, la loi impose des modalités de réalisation de ce bonheur.
c
Plus profondément, il apparaît qu’un homme n’est jamais un individu abstrait de toute histoire et de tout contexte de décision. Un homme est en effet nécessairement éduqué dans le cadre d’une société, et il pose ainsi ses valeurs en fonction de ce qu’il a appris. La loi semble en ce sens jouer un rôle considérable dans la conception des choix individuels, et il paraît possible de dire que ces choix s’effectuent en toute conscience de la loi, et peuvent être interprétés comme des choix conformes aux lois.
Partie 3
a
Cette conformité entre loi et décisions morales individuelles est d’ailleurs certainement plus profonde qu’il n’y paraît. Ce n’est en effet pas seulement que la loi influe sur la façon dont un individu définit ce qui lui semble être son bonheur, mais la loi se trouve elle-même définie par rapport à une certaine conception morale, qui lui fournit sa légitimité ultime.
b
La loi n’est donc pas une norme abstraite, qui s’imposerait uniquement par elle-même aux individus. Elle n’a de valeur aux yeux des individus qu’à la condition qu’ils lui trouvent une légitimité, et qu’ils la comprennent moralement. Ce qui justifie la loi pour les individus est donc son pouvoir moral, c’est-à-dire le fait qu’elle permet à chacun de trouver les conditions de sa réalisation morale.
c
Se trouvent alors définies les conditions de l’autonomie individuelle. Par autonomie, il faut entendre auto-nomos (choisir soi-même sa propre loi), c’est-à-dire qu’il s’agit de montrer que tout homme ne peut atteindre son bonheur qu’à la condition de le rendre compatible avec l’espace des normes juridiques. Par conséquent, si la loi décide de mon bonheur, c’est parce que je choisis, comme sujet autonome, de suivre une loi morale qui m’est propre, et qui me permet d’interpréter les lois juridiques comme autant de moyens de satisfaire mon bonheur.